Marie-Eve Couture-Ménard, Charles-Étienne Daniel et Marie-Claude Desjardins
Codirectrices et codirecteur du Centre de recherche sur la régulation et le droit de la gouvernance (CrRDG) de l’Université de Sherbrooke
Il y a près de dix ans, en 2015, dix professeures et professeures de la Faculté de droit se donnaient le défi de créer un centre de recherche sur la régulation et le droit de la gouvernance à l’Université de Sherbrooke. Il s’agissait d’un projet stimulant mais aussi audacieux, car la gouvernance et la régulation sont deux notions extrêmement polysémiques et interdisciplinaires, qui traversent nombre d’enjeux sociétaux actuels. Leur idée était de créer une communauté de chercheuses et de chercheurs désireux d’entreprendre une réflexion collective sur les différents sens, usages et impacts de la gouvernance et de la régulation dans plusieurs domaines (environnement, santé, justice, théorie du droit, etc.) et de développer un langage commun. Ils ont gagné leur pari. Rendons ici hommage à la première équipe de codirection du CrRDG qui était constituée des professeures et professeurs Stéphane Bernatchez, Catherine Choquette, Marie-Eve Couture-Ménard et Louise Lalonde, qui ont grandement contribué au développement du centre. Alors que le CrRDG était composé de 12 chercheuses et chercheurs en droit au moment de sa reconnaissance institutionnelle en 2016, il réunit aujourd’hui 21 membres réguliers en droit, en éthique et en sciences politiques, 15 membres associés en gestion, en médecine et santé communautaire, en droit, en biologie, en communication, en sciences politiques et en génie, ainsi qu’une cinquantaine de personnes étudiantes. Des collaborateurs d’autres universités au Québec et à l’international se sont également joints à l’équipe. Fort d’une reconnaissance institutionnelle fraîchement renouvelée en 2024, le CrRDG a le vent dans les voiles!
En tant que nouvelle équipe de direction depuis janvier 2023, nous formons un trio que nous aimons appeler avec humour les Trois Mousquetaires. Comme ces personnages, nous sommes animés par le goût de l’aventure et des rebondissements qui en découlent. Ce blogue est à nos yeux le début d’une aventure collective, d’une manière innovante de diffuser les travaux des membres du CrRDG pour les rendre plus accessibles à la communauté scientifique, mais aussi au large public. La recherche se fait généralement sur un temps long et la science peine parfois à rejoindre la population. Le blogging rend compte de la transformation des modes de diffusion habituels de la science pour accélérer le partage de travaux de recherche, faire participer les chercheuses et les chercheurs à la société et aider à la compréhension élargie d’enjeux complexes par les citoyennes et les citoyens.
Dans la suite de ce tout premier billet, nous voulons montrer la pertinence de s’intéresser à la régulation et au droit de la gouvernance, en présentant un échantillon des chantiers de recherche qui réunissent les membres du CrRDG, et peut-être, espérons le, allumer une étincelle chez vous, lectrices et lecteurs.
Pour commencer. La crise environnementale, les crises sanitaires, la crise des systèmes alimentaires, la crise migratoire, le déploiement de l’IA et d’autres technologies dans nos sociétés, tout comme la crise démocratique, sont quelques exemples d’enjeux sociétaux complexes qui suscitent une réflexion, à partir de plusieurs disciplines, sur les modes de gouvernance en place tant dans le secteur public que privé. La participation, la légitimité, la transparence, l’efficacité, la réflexivité et la proximité sont quelques-uns des principes à l’aune desquels les modes de gouvernance sont évalués ou repensés. Étudier la gouvernance mène aussi à considérer la diversification des modes de régulation susceptibles de guider les comportements des individus et des organisations pour relever les défis sociétaux de taille. Des questions se posent avec force sur les manières de recourir notamment au droit et à l’éthique, ainsi que sur les innovations normatives qui peuvent survenir. Qui participe ou devrait participer à l’élaboration des normes dans un esprit de gouverne partagée? Suivant quel(s) processus? Quelle place revient à l’État? De quelle(s) natures devraient être les normes, contraignantes ou non? Dans ce contexte de gouvernance qui caractérise nos sociétés actuelles, le droit subi des transformations dans sa nature, ses formes, ses sources et ses émetteurs, de sorte que l’on peut parler d’un droit de la gouvernance, souvent intriqué avec l’éthique. Ces questions, et bien d’autres, sont au cœur des travaux menés au CrRDG.
L’électrochoc de la COVID-19 et la gouvernance en santé
À elle seule, la pandémie de COVID-19 a mis à l’avant-scène la notion de gouvernance dans toutes ses déclinaisons. Dans le monde entier, des autrices et auteurs se sont intéressés à l’impact de la crise sanitaire notamment sur la gouvernance corporative, sur la gouvernance des systèmes de santé, d’éducation et de justice, sur la gouvernance mondiale, etc. Partout, des appels à réinventer ou à renouveler les modèles de gouvernance ont fusé.
« Nous ne sommes vraisemblablement qu’aux premiers stades d’une série de crises en cascade, se répercutant dans le monde entier. (…) La gravité de cette pandémie nous force non seulement à nous adapter, mais aussi à réinventer le fonctionnement de nos institutions et à adopter une nouvelle conception de notre façon de penser et de gérer les organisations publiques et privées de même que nos modes de collaboration », indiquait Dudoit dans un rapport paru en pleine pandémie. Ces propos rejoignent ceux de l’Administratrice en chef de la santé publique au Canada, pour qui la pandémie « a démontré qu’il est nécessaire d’innover et de trouver de nouvelles façons de travailler ensemble », notamment pour réduire les inégalités sociales et de santé.
En outre, la pandémie a déclenché une avalanche de normes de gouvernance avec la multiplication des consignes, des directives, des protocoles, des guides et autres normes souples en marge des décrets du gouvernement et des arrêtés ministériels. Dans ce contexte, des craintes ont émergé notamment eu égard au rôle des experts et des nombres (sondages, statistiques) dans la gouvernance de la crise sanitaire. Des enjeux normatifs (hypernormativité, densification normative, postures normatives) et démocratiques (légitimité des émetteurs de normes, déficit de participation à l’élaboration des mesures d’urgence) ont préoccupé la population. Au Québec, la pandémie a également montré les déficiences de la gouvernance en santé, en particulier dans les milieux de vie pour les personnes aînées, et catalysé l’adoption d’une réforme majeure dans ce secteur, soulevant des questions, entre autres, sur les processus de participation des usagers et des citoyens à la nouvelle gouvernance proposée.
Au-delà de la crise sanitaire historique que fut la COVID-19, les questions de gouvernance et de régulation en santé sont multiples et hautement d’actualité. Pensons à l’aide médicale à mourir et aux liens qui se tissent, plus ou moins explicitement, entre l’accroissement des demandes venant des usagers et les défaillances de la gouvernance du système de santé.
La gouvernance en accéléré des innovations technologiques
Le préjugé selon lequel le droit est toujours à la remorque de la science mérite d’être revisité au prisme du droit de la gouvernance. S’il est vrai que la modernisation des lois est souvent en retard par rapport aux avancées scientifiques ou technologiques, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, notamment dans le contexte du déploiement de l’IA, on observe un foisonnement d’instruments normatifs éthiques ou juridiques non contraignants – ex. déclarations, guides, lignes directrices, politiques institutionnelles – visant à réguler la conduite des acteurs concernés par le développement et l’application de nouvelles technologies et à définir les contours d’une gouvernance de ces dernières (comité d’experts, consultations publiques, organes de contrôle). Des questions se posent relativement à l’efficacité de l’autorégulation par l’industrie (ex. par rapport aux robots d’assistance), ou encore par les milieux d’enseignement (par rapport à l’IA). Plus que cela, les algorithmes peuvent-ils gouverner nos sociétés? La génération et le marché de données provoquent une réflexion en accélérée sur la gouvernance des données, alors que l’arbitrage entre la protection de la vie privée et les opportunités pour la recherche, par exemple, est crucial.
La crise environnementale et ses multiples dimensions
Consommation responsable, décroissance, protection de la nature, circuits-courts, cycle de vie, sont autant de thèmes qui s’inscrivent dans celui, plus large, de la gouvernance environnementale et des réponses à la crise environnementale. Si la gouvernance est un thème omniprésent depuis longtemps dans le domaine de l’environnement, les défis sont toujours d’actualité en la matière. La gestion des barrages et des forêts de proximité, par exemple, demande de penser des modes de gouvernance, comme la gouvernance normative, qui tiennent compte des intérêts de toutes les parties prenantes et qui favorisent au mieux l’effectivité des normes qui en sont issues, tels que les plans de gestion des barrages.
Par ailleurs, la certification et le nudging comme modes de régulation prennent de l’ampleur alors que les consommateurs se soucient plus que jamais de l’impact des produits qu’ils consomment sur l’environnement et sur les populations qui les produisent, notamment les denrées alimentaires. Pensons à la gouvernance alimentaire qui, à tous les niveaux (international, national, régional et local), est mise à rude épreuve face à l’épuisement des sols, à la perte de biodiversité, au souci d’autonomie alimentaire et à l’augmentation de l’insécurité alimentaire. De plus en plus, l’aménagement du territoire est fonction d’une diversité d’outils de planification qui s’inscrivent dans le droit de la gouvernance, notamment du fait de leur élaboration suivant des processus participatifs réunissant toutes les parties prenantes (municipalités, producteurs, consommateurs, commerçants, ministères, etc.).
Tous ces exemples de chantiers ont en commun de faire avancer les connaissances sur la régulation et le droit de la gouvernance et se prêtent, à cet égard, à des travaux autant théoriques que pratiques. Par la création du blogue du CrRDG, nous souhaitons partager le fruit des recherches réalisées par nos membres et attirer l’attention sur ces enjeux d’actualité qui interpellent autant les chercheurs que les praticiens dans toute discipline. Restez à l’affût, car la nouvelle programmation scientifique du CrRDG 2024-2027 s’articule autour d’un projet de recherche qui s’amorce sur le Droit des générations futures. Plusieurs chercheuses et chercheures contribueront à réfléchir aux différentes manières innovantes de transformer le droit pour assumer notre responsabilité envers les générations présentes et futures.
Bonne lecture!