La Ville de Bromont a créé, sur une distance d’un kilomètre sur le chemin Lotbinière, un projet pilote Chaucidou, soit une chaussée à voie centrale bidirectionnelle qui consiste à partager la chaussée en trois espaces, soit un espace central pour la circulation automobile et deux espaces désignés de chaque côté pour la circulation des vélos et des piétons. Ce projet pilote est entré en vigueur le 25 juillet 2024. Il existe de telles routes en Europe, mais c’est la première fois que cela est mis à l’essai au Québec.

Comment analyser le projet pilote de Chaucidou à Bromont dans la perspective du droit de la gouvernance ? Ce dernier propose une conceptualisation des normes, des instruments normatifs, des exigences et des processus de gouvernance susceptible d’offrir une explication compréhensive de ce phénomène de régulation de la circulation. Pour quiconque s’intéresse au phénomène de la régulation, la circulation routière représente un objet d’étude de choix, et ce, bien que peu d’attention ait été portée jusqu’à présent aux innovations normatives et mécanismes régulatoires en ce domaine.

La perspective du droit de la gouvernance

L’étude de ce type de projet peut certes être menée dans plusieurs perspectives. À cet égard, le droit de la gouvernance n’est qu’une piste parmi d’autres pour le faire. Dans cette perspective, ce qui importe c’est principalement l’idée que la gouvernance soit un mode de régulation ou de « pilotage non autoritaire des conduites ». Plus encore, ce projet pilote de Chaucidou correspond à la définition de la gouvernance élaborée par Marc Maesschalck :

« La gouvernance est un processus expérimental visant à transformer les rôles et les formes de production normative. L’enjeu est d’expérimenter de nouveaux comportements d’acteurs eux-mêmes guidés par un usage innovant des normes. »

L’objectif de la Ville de Bromont était au départ de réduire la vitesse sur ce chemin, de 70 km/h à 50 km/h. Or, ce type de route ne se qualifiait pas pour un classement permettant d’y limiter la vitesse à 50km/h. Il fallait donc trouver une solution originale. Parce que ce choix d’établir un projet pilote de Chaucidou est justifié par cet objectif, il s’inscrit dans ce qu’il est convenu d’appeler la gouvernance par objectifs. Ce projet pilote a ainsi pour objet de diminuer la vitesse des automobiles et d’assurer la sécurité en amenant les usagers à expérimenter de nouveaux comportements, guidés en cela par un usage innovant des normes.

En fait, ce projet pilote est lui-même un instrument normatif du droit de la gouvernance, faisant partie de la gamme des mesures expérimentales. Appelé loi expérimentale en Europe, ce type d’outil permet de recueillir de l’information dans un processus de rétroaction et d’apprentissage. Au surplus, ce projet pilote est en lui-même un modèle d’expérimentation propre à la logique expérimentale de la gouvernance.

Le projet pilote Chaucidou fonctionne selon ce que Jacques Lenoble nomme un processus d’anticipations croisées sans point fixe. Chaque conducteur doit anticiper non seulement ce que l’autre conducteur fera, mais également ce que ce conducteur anticipera que lui fera. Il doit donc anticiper le comportement de l’autre, mais aussi il lui faut faire une anticipation sur les anticipations d’autrui à l’égard de sa propre conduite. C’est ainsi que la norme peut être appliquée par les différentes personnes : « À défaut de telles anticipations, il ne pourrait y avoir de pratique « générale et habituelle » d’obéissance ».

Les anticipations se croisent ainsi, sans qu’aucun mécanisme ne leur permette de se reposer sur un point fixe pour valider leurs anticipations. Il n’y pas de communication possible entre les conducteurs, ce que des véhicules autonomes munis d’un système de communication intelligent pourrait éventuellement faire. Il n’y a pas non plus de point fixe comme un système externe – par exemple, un feu de circulation (comme ceux qui sont temporairement installés sur les chantiers de construction routiers) ou même un signaleur routier ou un policier s’occupant de la circulation. C’est l’absence de point fixe qui rend la prise de décision plus incertaine dans une dynamique où il s’agit d’accorder des priorités de passage.

Il existe toutefois un système déjà installé sur les véhicules qui pourraient permettre la communication entre les usagers et réduire le nombre de points de conflit possibles : les clignotants. Selon mes observations menées le 28 juillet 2024 ainsi que les 17 et 18 août 2024, les automobilistes n’utilisaient pas les clignotants afin d’informer le conducteur du véhicule venant en sens inverse de leur intention, ni d’ailleurs pour communiquer avec les autres usages – cyclistes et piétons. Rien n’indique que l’utilisation des clignotants soit requise au moment de circuler sur ce tronçon de chemin. C’est pourtant un moyen simple, déjà en place sur les voitures et qui pourrait servir à sécuriser non seulement les automobilistes, mais également les cyclistes et les piétons. Peut-être que le projet pilote, qui sert à recueillir des informations dans le cadre d’une expérimentation, pourrait permettre d’améliorer la pratique en ce sens et rendre obligatoire l’usage des clignotants pour indiquer les intentions de tout un chacun, comme c’est le cas lors de changements de voies normaux. Les cyclistes pourraient également utiliser leurs bras pour communiquer leurs intentions, le cas échéant.

Pour tenter de remédier à l’incertitude entourant la circulation sur la Chaucidou, des panneaux de signalisation ont été installés afin d’indiquer les règles à suivre. Il demeure toutefois difficile pour les usagers, en particulier pour les automobilistes, d’en prendre connaissance et d’en faire l’apprentissage en temps réel. La complexité du principal panneau (voir ce panneau ci-haut) rend d’ailleurs très difficile sa compréhension lors d’un premier passage sur la chaussée.

Le guidage des conduites

Ces panneaux servent ici de nudges, c’est-à-dire d’incitations visant à amener les individus à adopter « librement » le comportement que l’on souhaite qu’ils adoptent. Notamment, un indicateur de vitesse incite les automobilistes à respecter la limite prescrite. Pouvant être perçus comme des mesures de contrôle, ces nudges peuvent également être compris comme des outils de communication et d’information servant à réguler les comportements; ils sont ainsi des normes incitatives du droit de la gouvernance.

Tant sur la chaussée qu’en bordure, des lignages, des pictogrammes ainsi que de nombreux signes et panneaux viennent tenter de guider les usagers du projet pilote Chaucidou vers les bonnes conduites à adopter. En relayant ou renforçant les normes prescrites, ces indications interpellent les sens, essentiellement la vue, en faisant de celles-ci des normes sensorielles. Les normes sensorielles peuvent être des normes sonores, visuelles, tactiles ou kinesthésiques. En l’espèce, il ne faut pas oublier que des sens peuvent aussi être sollicités par les aides à la conduite dont sont équipées des véhicules plus récents : avertissements sonores, voyants lumineux qui clignotent dans le tableau de bord, s’affichent dans la vitre intérieure du pare-brise ou s’allument dans les miroirs; vibrations dans le volant ou le siège du conducteur.

Tant par ses instruments normatifs, par sa forme que par les processus qu’il mobilise, le projet pilote Chaucidou s’inscrit donc dans le type d’expérimentation propre au droit de la gouvernance. Il exige un certain apprentissage si l’on souhaite que les changements de comportements anticipés puissent opérer. Il est à souhaiter que le processus d’évaluation qui accompagne un tel projet pilote puisse permettre, par les rétroactions des usagers, des résidents et des intervenants (dont la police), d’améliorer l’expérience de Chaucidou avant même l’échéance des trois ans d’expérimentation.