S’il y a bien une mesure de santé publique qui provoque dernièrement le syndrome « pas dans ma cour », c’est bien l’ouverture de sites de consommation supervisée (SCS). Prenons l’exemple de la Maison Benoît Labre à Montréal, qui offre notamment un tel service, et qui fait régulièrement les manchettes depuis son ouverture au printemps 2024. Le voisinage s’inquiète notamment pour la sécurité des enfants qui fréquentent l’école primaire tout près, et ce n’est pas le seul cas. Les SCS, qui se multiplient au Canada dans le contexte de la crise des opioïdes, soulèvent d’importants enjeux relatifs au vivre-ensemble, au point qu’une chercheuse de l’INRS vient de lancer un projet pilote à Montréal pour combler les lacunes de la recherche en ce qui concerne les impacts des SCS sur les communautés locales.

Lorsque l’acceptabilité sociale d’une mesure populationnelle est en jeu, la participation citoyenne est généralement considérée comme un moyen pour l’atteindre. La participation est d’ailleurs un principe capital dans la théorie de la gouvernance : « (l)e discours sur la gouvernance insiste sur la nécessité de faire participer les citoyens, les usagers, les consommateurs ou encore les professionnels aux décisions et aux politiques. C’est l’association de la société civile qui est recherchée. » Il existe évidemment une gradation de l’intensité de la participation. En particulier en matière de gouvernance en santé publique, la participation citoyenne est une exigence fondamentale intimement liée à l’adhésion de la population aux mesures sanitaires et à leur efficacité: « (T)he participation of citizens and communities in public health practice is not an option; it is a core part of public health action ».  Au sein du Cadre conceptuel de la santé publique proposé par l’Association canadienne de santé publique, la participation de la collectivité à la conception, à la réalisation et à la diffusion d’un projet est élevée au rang d’élément constitutif des interventions de santé publique. Les SCS sont même pris en exemple pour montrer la pertinence du processus de consultation communautaire.

Dans ce billet, je montre que, malgré son importance comme principe de gouvernance, la participation citoyenne occupe une place toute relative dans le processus d’autorisation des SCS prévu par la loi. J’essaie d’expliquer, à la lumière de l’historique législatif et judiciaire entourant ce processus d’autorisation, pourquoi il est apparu préférable de limiter la participation citoyenne. Ce billet est aussi l’occasion d’illustrer en quoi, dans certains cas, le droit de la gouvernance « se coule dans le moule du droit existant » (Chevallier, 2005), c’est-à-dire qu’on en retrouve des manifestations dans le droit classique de l’État.

Je décortiquerai les quatre étapes du processus d’autorisation d’un SCS prévu à la Loi concernant certaines drogues et autres substances. Avant de ce faire, il faut savoir que, pour offrir légalement ses services au Canada, un organisme qui administre un SCS doit soumettre au ministre de la Santé fédéral une demande d’exemption à la loi, afin que les usagers et le personnel ne se retrouvent pas en infraction, notamment en contrevenant à l’interdiction de possession de drogues illicites. Cette demande amorce ensuite le processus d’autorisation qui nous occupe ici.

Les expressions d’appui ou d’opposition de la communauté au stade initial de la demande d’exemption

Dès le stade initial de la demande d’exemption, on retrouve une première ouverture à la participation citoyenne. Si, selon la loi, la demande de l’organisme doit absolument comporter des renseignements « concernant les effets bénéfiques attendus du site sur la santé publique », ce n’est que « le cas échant » qu’elle peut inclure des renseignements sur « les expressions d’appui ou d’opposition de la communauté » (art. 56.1). On peut se demander dans quelle mesure la communauté peut se faire entendre.

Qui est donc la « communauté » appelée à appuyer ou à s’opposer à l’implantation d’un SCS? La loi ne définissant pas le terme communauté, il faut recourir à d’autres sources pour savoir qui est concrètement concerné. Dans une version antérieure de la loi, intitulée d’ailleurs la Loi sur le respect des collectivités – j’y reviendrai -, des expressions d’appui ou d’opposition devaient émaner : du ministre provincial de la santé; de l’administration locale de la municipalité ; du chef du corps policier de la municipalité; du premier professionnel en matière de santé publique dans la province; du ministre provincial de la sécurité publique; de l’autorité attributive de licences professionnelles; et des organismes communautaires de la municipalité. Force est de constater qu’il s’agit davantage d’autorités publiques que de citoyennes et de citoyens. Cependant, les orientations actuelles de Santé Canada contiennent une liste non exhaustive ciblant plus explicitement ces derniers : « large éventail d’intervenants (administrations locales, services de police locaux, autorités réglementaires pertinentes, commerces, usagers de drogues, résidents, etc.) et d’organismes communautaires provenant du quartier où le site sera établi ».

En 2019, la Cour fédérale a rendu une décision éclairante sur cette partie du processus d’autorisation. Dans l’affaire Chinatown and Area Business Association, on apprend que les demandes soumises au ministre de la Santé pour ouvrir des SCS à Edmonton contenaient entre autres : (i) les résultats de séances où des organismes locaux, des ligues communautaires, des résidents et des associations de gens d’affaires pouvaient poser des questions et soulever des préoccupations concernant les éventuels SCS, (ii) les résultats d’un sondage mené auprès d’usagers potentiels des futurs SCS, (iii) une approbation du collège des médecins et des chirurgiens de la province, (iv) ainsi que plusieurs lettres d’appui provenant notamment du ministre adjoint de la santé, du médecin hygiéniste en chef, du ministre de la Justice, du maire de la ville et du chef de police. Dans ce cas, il semble y avoir eu une participation plus large incluant davantage la population concernée directement.

La communauté peut-elle toujours se faire entendre, considérant l’expression « le cas échéant » employée dans la loi? Dans la même décision de 2019, la Cour indique que les expressions d’appui ou d’opposition de la communauté ne doivent être fournies que si elles sont disponibles, considérant l’emploi du terme « le cas échéant » par le législateur. Cette précision ressort également des travaux parlementaires entourant l’adoption de la loi. On pourrait donc imaginer qu’une demande d’exemption soit évaluée par le ministre sans que les opinions des membres de la population concernée ne soient prises en considération. D’ailleurs, la Cour a affirmé que : « La loi porte essentiellement et obligatoirement sur la question de savoir si une exemption procurerait des effets bénéfiques sur la santé publique. Toute considération relative aux répercussions négatives sur la collectivité locale est secondaire et discrétionnaire ». La participation en subit un coup avec cette interprétation de la loi. À cet égard, il faut porter attention au fait que le ministre doit, selon la loi, accorder une exemption pour un SCS « s’il estime que des raisons médicales le justifient ». Telle est en effet la motivation au cœur de l’implantation des SCS.

Curieusement, Santé Canada exige qu’une demande d’exemption contienne un rapport de consultation communautaire dans son document d’orientation, et le formulaire de demande d’exemption laisse aussi croire qu’un tel rapport est requis. Cela apparaît incohérent avec la loi et la jurisprudence, mais traduit certainement l’importance accordée par le gouvernement à cette dimension.

Il n’y a pas un droit au dialogue avec le ministre. Toujours dans l’affaire Chinatown and Area Business Association, une association de commerçants (la CABA) alléguait que son droit à l’équité procédurale avait été bafoué car elle n’avait pas eu de réponse du ministre suite à ses observations relatives à l’ouverture de SCS à Edmonton, et que les exemptions avaient été accordées sans tenir compte de ses préoccupations. La Cour a conclu que, dans le cas où une personne ou une organisation a eu l’occasion de donner son opinion pour les fins d’une demande d’ouverture d’un SCS, elle n’est pas pour autant partie au processus administratif et le ministre n’a pas à lui fournir les motifs de sa décision par la suite; l’association n’avait droit qu’à un degré minime d’équité procédurale.

L’opinion du public au stade de l’évaluation de la demande

Une fois la demande d’exemption soumise au ministre, la loi prévoit que ce dernier « peut donner avis » de toute demande d’exemption en cours d’évaluation, selon les modalités de son choix. Le cas échéant, l’avis indique le délai dont « le public » dispose pour présenter ses observations, soit d’au moins 45 jours et d’au plus 90 jours (art. 56.1(4)). Voilà donc une seconde ouverture à la participation citoyenne dans la loi.

Qui est « le public »? La loi ne donne pas plus de détails, mais tout porte à croire qu’il s’agit de toute personne au pays, et non pas seulement de la collectivité ayant une proximité avec le SCS projeté. Ainsi, toute la population canadienne, voire toute organisation aussi, pourrait être invitée à s’exprimer sur l’ouverture d’un SCS dans une communauté donnée, même des personnes qui n’en ressentiront pas les impacts.

L’avis est-il automatique? L’avis au public est à la discrétion du ministre. La Cour fédérale a d’ailleurs précisé qu’il ne s’agissait pas d’un droit d’être entendu par Santé Canada; le ministre peut tout simplement décider de ne pas solliciter l’opinion de la population. D’ailleurs, je n’ai pas réussi à trouver la trace d’un seul avis de ce genre sur le site du ministère, laissant penser que ce pouvoir n’a vraisemblablement jamais été utilisé; il faudrait faire une demande d’accès à l’information pour le vérifier. Les travaux parlementaires n’éclairent pas davantage les fondements et les modalités de cette prérogative du ministre. Le principe de participation est donc modulé au gré de la volonté du ministre, ce qui le fragilise certainement.

La transparence au stade de la décision

Après avoir pris sa décision d’exempter, le ministre doit la rendre publique (art. 56.1(5)). Ce n’est que si la décision vise à refuser l’exemption que le ministre doit aussi joindre ses motifs et la population peut ainsi en prendre connaissance. Du point de vue des principes de gouvernance, on notera que c’est ici le principe de transparence qui s’incarne dans l’obligation qui incombe au ministre, et non pas le principe de participation publique, car il n’est plus question, à ce stade, de permettre à la collectivité de se faire entendre, voire de participer à des échanges. Au vu de l’information qui lui est communiquée, la population peut tout au plus réagir et tenter de provoquer un dialogue avec le gouvernement. Les travaux parlementaires étant muets sur cette disposition, il est difficile de découvrir les intentions du législateur.

La participation citoyenne au stade du renouvellement de l’exemption

Lorsqu’une exemption vient à échéance, l’organisme qui administre un SCS doit soumettre une demande de renouvellement auprès du ministre, laquelle doit notamment contenir des renseignements sur les expressions d’appui ou d’opposition de la communauté. C’est ce qui ressort de l’affaire Chinatown and Area Business Association, où la Cour mentionne que l’organisme chargé du SCS devra prendre des « mesures actives » pour recueillir ces renseignements puisqu’il est désormais « lié par les conditions rattachées à l’exemption », notamment concernant les répercussions locales. Santé Canada précise à cet égard qu’il « conviendrait » pour le demandeur « de fournir des détails sur les nouvelles consultations communautaires ou sur les nouvelles opinions émises » depuis l’exemption précédente. C’est donc dire que la participation citoyenne est requise une fois que le SCS est déjà implanté, lorsqu’on lui a donné une chance. C’est l’historique législatif et judiciaire entourant le processus d’autorisation des SCS qui permet de comprendre cette place relative de la participation dans le processus d’autorisation.

Un peu d’histoire. Dans l’arrêt Canada c. PHS Community Services Society rendu en 2011, la Cour suprême du Canada a indiqué au gouvernement conservateur de l’époque – notoirement opposé à l’implantation de SCS – que la décision du ministre d’accorder ou non une exemption ne pouvait être prise sur une base idéologique et devait respecter les principes de justice fondamentale (ne pas être arbitraire, disproportionnée, ni abusive). La Cour a même énoncé ce qui suit : « Les facteurs pris en compte pour rendre une décision relativement à une exemption doivent comprendre la preuve, si preuve il y a, concernant l’incidence d’un tel centre sur le taux de criminalité, les conditions locales indiquant qu’un centre d’injection supervisée répond à un besoin, la structure réglementaire en place permettant d’encadrer le centre, les ressources disponibles pour voir à l’entretien du centre et les expressions d’appui ou d’opposition de la communauté ». En réaction, le Parlement a adopté en 2015 la Loi sur le respect des collectivités, énonçant 26 exigences à respecter par les organismes souhaitant soumettre une demande d’exemption. Il s’agit essentiellement de l’obtention de lettres témoignant des expressions d’appui ou d’opposition de la part d’une série d’acteurs dont beaucoup d’autorités, rendant pratiquement impossible la soumission de demandes par des organismes ayant souvent des ressources limitées. Sous prétexte de favoriser le principe de participation publique, le gouvernement conservateur risquait en fait de miner complètement les intérêts de santé publique en empêchant à toute fin pratique l’implantation de SCS et en privant des personnes malades de services pouvant leur sauver la vie. Face à la crise des opioïdes et pour faciliter le processus d’ouverture de SCS, le gouvernement libéral a modifié la loi à son arrivée au pouvoir en 2017, y reprenant les facteurs énoncés par la Cour suprême et réaffirmant la place prioritaire accordée aux considérations de santé publique.

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Le cas des sites de consommation supervisée permet de mettre en perspective l’importance accordée à la participation comme principe de gouvernance pour servir l’intérêt de santé publique. Dans ce dossier, la participation a pris des airs de couteau à double tranchant, au vu de l’historique succinctement brossé. Le Parlement a finalement choisi de limiter la place ainsi que le poids de la voie citoyenne dans le processus décisionnel pour ne pas empêcher la mise en œuvre d’une mesure de santé publique ayant sauvé des vies. Cela représente une perspective sur le droit de la gouvernance tel qu’on le retrouve à même la loi.

Cependant, d’autres normes et processus de droit de la gouvernance, plus ou moins formalisés, sont susceptibles d’être mis en place par les organismes administrant un SCS, comme le recommande d’ailleurs l’ICRAS-CRISM dans ses directives, notamment la mise sur pied de comités de liaison avec la communauté ou de comités consultatifs communautaires. Par exemple, L’Interzone, un SCS à Québec, a créé un comité de bon voisinage pour rassembler les principales parties prenantes au projet et les acteurs du milieu. L’ICRAS-CRISM recommande aussi d’élaborer, en collaboration avec les participants, un code de conduite qui définit les droits et les responsabilités de chacun afin de garantir la sécurité des usagers et du personnel du SCS. Il est difficile de penser faire l’économie de la participation pour une mesure qui soulève autant de préoccupations quant au vivre-ensemble. La question est peut-être celle de savoir comment mener au mieux des processus participatifs dans un tel contexte, puisque la participation citoyenne n’est pas sans soulever de nombreux défis dans sa mise en œuvre (représentativité, degré de participation, capacité, instrumentalisation, temps alloué, etc.). Dans un mémoire présenté à Santé Canada concernant l’encadrement des SCS, le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances mentionnait, d’une part, que la consultation de la population constitue un défi de taille dans le processus de demande, qui nécessite d’importantes capacités et ressources (incluant du temps) et, d’autre part, qu’un meilleur encadrement de la façon de mener des consultations citoyennes serait utiles.