La traduction juridique est parfois confrontée à des problèmes insolubles. En effet, à titre illustratif, « tort law » ne se traduit pas par son équivalent fonctionnel « droit de la responsabilité civile ». D’autres fois, ce sont des subtilités langagières qui, sans être des problèmes insolubles, demeurent tout de même des détails importants qui peuvent échapper au lecteur ou au traducteur inattentifs. Légalité (principe de soumission à la loi en français), par exemple, ne peut pas être traduit par legality (terme qui, en anglais, renvoie à la nature fondamentale du droit). Pour être exact, il faudrait donc traduire legality par juridicité. Mais, la traduction n’est bien sûr pas toujours confrontée à ce genre d’accrocs.
C’est ainsi que « soft law » a pu être assez intuitivement traduit par « droit souple » en français. Cela dit, à l’usage, cette traduction s’est peu à peu éloignée de sa signification originale. En effet, de manière générale, les juristes francophones se sont mis à employer la notion de droit souple plus largement que les juristes anglophones emploient celle de soft law. Dans un texte écrit en français, soft law et droit souple ne signifieraient donc plus exactement la même chose ; ils ne seraient pas interchangeables et j’aimerais tenter d’expliquer pourquoi.
Avant, une précision de genre s’impose. Dans l’expression soft law , le mot law signifie droit, et non loi. Il est alors préférable de parler du soft law plutôt que de la soft law, bien que ce soit un peu moins accrocheur, et ce, même si la soft law est couramment employée en littérature et en doctrine.
Du soft law au droit souple : une (très) brève histoire
La notion de soft law apparaît dans les années soixante-dix. Elle désigne au départ les formes souples de régulation sociale qui gagnent du terrain, notamment en droit international (où l’on parle parfois de normes programmatoires). Rapidement, la notion croît en popularité et s’émancipe du carcan internationaliste, désignant désormais des normes d’organismes paraétatiques (privés ou internationaux), puis des normes étatiques, mais qui échappent néanmoins aux catégorisations existantes (des recommandations gouvernementales, par exemple). Soft law est tout simplement le terme générique employé pour nommer ces instruments normatifs non contraignants (non-binding instruments).
Rapidement s’observe une pénétration de ces normes dans le droit interne : les plaideurs les plaident, les juges les citent et les universitaires les pensent. La porte d’entrée du soft law en droit interne est bien souvent les normes imprécises ou indéterminées. Lorsqu’ils la traduisirent, les juristes francophones décidèrent donc de qualifier également de souples les normes juridiques indéterminées. En effet, dans un article fondateur, Catherine Thibierge ((2003) RTDCiv. 599) écrivait que le droit souple peut revêtir trois formes : (1) un droit flou, sans précision, (2), un droit doux, sans obligations et (3) un droit mou, sans sanctions. Ainsi défini, le droit souple inclut à la fois le soft law et la soft law (la loi souple ou floue) ; il ne se limite donc pas à désigner les instruments normatifs non contraignants. Dans le même ordre d’idées, Isabelle Hachez, dans sa typologie du soft law indique qu’il existerait du soft law intra-législatif, soit essentiellement des normes juridiques valides sur le plan formel qui, en raison de leur indétermination ou de leur imprécision, peineraient au niveau de leur opérationnalisation. Or ce soft law intra-législatif serait, de son avis, de nature différente des soft laws péri- et para-législatif qui, quant à eux, seraient susceptibles d’être réceptionnés par l’ordre juridique étatique. Ce faisant, force est de constater que le droit souple est plus inclusif que le soft law.
Le droit souple : jalon d’un projet théorique
Il y a une raison qui explique cette largesse : les théoriciens francophones du droit souple n’entendaient pas traduire fidèlement l’expression anglophone, mais ils souhaitaient plutôt faire de ce droit souple l’un des premiers et principaux jalons d’un projet théorique d’envergure ayant pour objet d’émanciper le droit du paradigme étatiste. À preuve, les travaux de C. Thibierge ont abouti à une théorie de la norme (force, densification et garantie normatives) et, ceux de I. Hachez, à revisiter les sources du droit.
Alors, la notion de droit souple – à laquelle s’est agglutinée la norme de droit flou – ne correspond plus exactement à celle de soft law qui, initialement, désignait (et désigne toujours en anglais) des instruments normatifs non contraignants existant sur le mode de l’effectivité et de la légitimité. Ce projet théorique sous-tendant le droit souple explique notamment pourquoi C. Thibierge a préféré parler de « droit flou » plutôt que de « norme juridique floue », voire « imprécise » ou « indéterminée ». Ces deux dénominations n’insinuent pas la même chose sur le plan de la théorie générale du droit. Embrasser la souplesse du droit et, par corollaire son caractère flou, ne revient pas à souscrire à la critique de l’indétermination du droit (des réalistes américains, par exemple). D’ailleurs cet engouement pour le droit souple est peut-être dû à une vision plus pragmatiste que critique de la postmodernité, bien que les penseurs de la French Theory – Foucault, Deleuze et Barthes entre autres – sont loin d’être ignorés des théoriciens du droit souple.
Si les juristes anglophones ont pu bénéficier de la distinction entre le legal soft law le non-legal soft law dès 1989 grâce à Christine Chinkin, ils n’ont, à ma connaissance, cependant pas irrigué la notion de soft law dans un projet théorique semblable à celui des juristes du droit souple. Soft law signifiant donc toujours « instruments normatifs non-contraignants » qui peuvent à la rigueur se constituer en source matérielle du droit alors que droit souple couvre un champ beaucoup plus large. Le droit souple laisse entendre une souscription à une théorie gradualiste du droit que le soft law n’ignore peut-être pas, mais à laquelle il ne souscrit pas nécessairement. Le soft law peut donc être employé depuis une perspective positiviste, perspective qui jurerait néanmoins avec les idées véhiculées par le droit souple et la théorie générale du droit qui l’anime.
Alors, soft law, droit souple, même combat? Pas complètement…