Kevin O’Keefe a récemment publié un billet sur un sujet qu’il connaît bien : le blogging juridique et la communauté que forment les blogueurs blogosphère. Ses remarques font échos à mes propres observations et réflexions.

Kevin emploie toujours un ton
très optimiste lorsqu’il s’agit d’évoquer le blogging des juristes et il semble
d’autant plus confiant dans son avenir que la spécialité de son entreprise est
la conception de blogues pour les juristes. Dans le souci de promouvoir le
blogging, le patron de Lexblog œuvre à le rendre plus visible et à en valoriser
les avantages. C’est ce qui a amené récemment Lexblog à se lancer dans
l’agrégation de blogues juridiques visant à rassembler un maximum de blogues
écrits par des juristes de tous pays. Je m’en suis naturellement réjouie
puisque je partage le même enthousiasme pour le blogging juridique et le même
souci de le rendre plus visible, convaincue que je suis de ses bénéfices
actuels ou potentiels, pour la communauté juridique.

Cela dit, je ne cesse de
m’interroger depuis le début de mes travaux sur l’avenir des blogues
juridiques. C’est la raison pour laquelle, après avoir montré en quoi ils
pouvaient contribuer à la connaissance et aux transformations du droit, j’ai
décidé de continuer à observer la blogosphère pour tenter de déceler ses
mouvements, ses tendances, son influence, ainsi que la perception des blogues dans
la communauté juridique non-blogueuse.

Or, ce qui me frappe aujourd’hui
c’est qu’il est finalement très difficile de prédire l’avenir du blogging
juridique. Il me semble que les outils ou critères pour y parvenir font défaut,
et que ce dont on dispose ce sont des opinions, des intuitions, voire parfois
des fantasmes d’observateurs plus ou moins autorisés. Autant dire qu’il
n’existe pas de véritables données pour décrire avec certitude ce qu’il adviendra
des blogues et du blogging. Nous ne sommes déjà pas en mesure de répertorier
correctement les blogues, alors statuer sur leur avenir…

Il y a pourtant deux ou trois
choses que l’on peut dire et qui contribuent en même temps à montrer combien il
est difficile de faire toute prédiction sérieuse.

Premièrement, l’engouement pour les blogues à partir des années 2000 s’est répandu dans toutes les sphères, privée, publique, scientifique, médicale, et d’autres encore, aussi bien que juridique. Puis,  il a naturellement fini par ralentir et parfois même à se muer en désintérêt, les blogueurs cessant définitivement de blogguer. S’agissant des juristes, il y a de nombreux exemples de ces blogueurs des débuts, enthousiastes et engagés, parfois devenus célèbres, qui ont plus ou moins rapidement abandonné le blogging, par lassitude, manque de temps, d’inspiration, d’intérêt, ou pour ne plus avoir à supporter la violence des critiques qui leur étaient adressées. J’évoquerai ici un exemple, parmi tant d’autres semblables, qui me paraît très éclairant. Les juristes latino-américains ont manifesté un intérêt marqué pour le blogging juridique au point d’inspirer la publication en 2010 d’un épais volume (Los blogs Jurídicos y la Web 2.0) rassemblant les contributions d’une trentaine de blogueurs internationaux (entendez sud et nord-américains) et traitant sous maints aspects de la question du blogging. Je me suis demandé ce qu’étaient devenus ces blogueurs depuis, et plus largement les membres de Blawggers Internacionales, une plateforme répertoriant des blogues en espagnol. C’est très clair, plus de la moitié de ces blogues ont disparu ou sont devenus inaccessibles, tandis que de nombreux autres demeurent accessibles mais n’offrent plus de nouvelles publications depuis plusieurs années. Certes, quelques irréductibles continuent de blogguer, mais à un rythme beaucoup plus lent qu’à leurs débuts, dans les années 2005-2008. De là à pronostiquer, voire à annoncer, la mort du blogging juridique, il n’y avait qu’un pas que certains n’ont pas eu peur de franchir. Pourtant, les faits démentent cette mort un peu vite annoncée puisque l’observation de la blogosphère montre clairement une certaine vitalité et en tout cas une forme de stabilité : la création de nouveaux blogues compensant en quelque sorte la disparition de plusieurs autres (la liste des blogues québécois que je tiens depuis 2016 ne cesse d’ailleurs de s’allonger malgré les retraits pour cause de disparition).

Deuxièmement, ce qui est également certain, c’est que le blogging juridique a changé. La forme initiale (fraîcheur, débats, engagement personnel etc.) qui dominait a été quelque peu supplantée par un blogging plus marketing ou plus axé sur l’information. Il n’est pas moins certain qu’il existe toujours d’excellentes raisons de blogguer pour les juristes et cela explique peut-être la pérennité de cette pratique, allant même jusqu’à un certain regain d’intérêt, même si elle prend de nouvelles formes.

Troisièmement, on observe que les juristes qui ont délaissé le blogging n’ont pas cessé de s’exprimer, d’échanger et de débattre : ils ont tout simplement, comme beaucoup d’autres, été séduits par les formats de Twitter, Facebook ou Linkedin. À cela il faut ajouter que, désormais, plusieurs blogueurs se détournent de l’écrit, provisoirement ou définitivement, au profit de l’audio ou de la vidéo. Au Canada, cette tendance n’a pas échappé aux responsables des Clawbies qui observaient en 2018: « This year, we’ve seen a dramatic rise in the number and quality of these podcasts, as well as in the support they receive in response to our Call for Nominations. It feels like a new era in personal online legal publishing is truly upon us.” Lawblogs.ca répertorie donc maintenant des vlogs et des podcasts. Il est indéniable que la multiplication des formats permet de répondre aux préférences et aux besoins d’un plus grand nombre de juristes, certains les utilisant de manière complémentaire. Avec une limitation à 280 caractères, un tweet est nécessairement encore plus réactif à l’actualité qu’un billet de blogue, et par le biais des threads une discussion publique peut avoir lieu sans attendre. Le succès grandissant des formats vidéo et audio est lui aussi compréhensible, plus plaisant à produire peut-être par le juriste, plus attractif et plus souple pour un auditoire multitâches qui appréciera de ne pas être prisonnier du texte écrit…

Ces nouvelles pratiques rendent-elles le blogging juridique dépassé ? Je me pose la question et, bien entendu, je ne saurai y apporter de réponse nette. Manifestement, les contraintes liées au blogging et l’attractivité d’autres moyens d’expression pour les juristes plaideraient aujourd’hui pour une réponse affirmative. On se plait à dater le blogging des années 2000, il serait donc naturel de le juger dépassé, car trop « début de siècle ».

Je reste convaincue que le blogue, dans la diversité de ses formes et usages, reste un média unique en son genre qui offre à l’écriture juridique des opportunités intéressantes qu’aucun autre média actuel ne paraît pouvoir concurrencer. Une telle vision conduit à ne considérer du blogging que la forme d’écriture spécifique, beaucoup plus libre que celle qu’autorisent les revues électroniques ou papier, mais plus distanciée et apaisée que celle qui a cours sur Twitter et Facebook, si tant est qu’on puisse parler dans ces cas d’écriture juridique. Depuis que j’étudie la blogosphère et les blogueurs, j’ai pu mesurer à quel point il ne suffisait pas que la pratique offre des avantages pour qu’elle se répande de façon significative. Aussi en suis-je venue à penser que le blogging juridique, si précieux et intéressant soit il à mes yeux, ne pouvait être qu’une pratique limitée, réservée à un nombre restreint de membres de la communauté, ceux qui écrivent sur le droit et, parmi ceux-là, ceux qui sont capables de s’adapter aux exigences du format, qui en ont le temps et l’énergie. Kevin O’keefe a donc bien raison d’écrire que les blogueurs sont des « créatures uniques » au sein de la communauté des juristes. Les professeurs, les étudiants et les avocats qui ont une expertise et souhaitent s’exprimer pour partager des analyses, des points de vue, débattre, ou argumenter, trouveront toujours dans le blogging un moyen simple et efficace de faire entendre leur voix. J’entends modestement, par mes travaux, à les encourager dans leur pratique et à les faire connaître du reste de la communauté. De son côté Kevin entend aujourd’hui donner vie à l’idée de Robert Ambrogli selon laquelle les blogues sont l’avenir du journalisme juridique. Dans cette optique nouvelle, la bannière de Lexblog a récemment pris le ton de l’exhortation : « Don’t get left behind… the future of legal journalism is here ».

Alors, quel est l’avenir du blogging ? Il sera peut-être effectivement, sous l’influence de Lexblog, une nouvelle forme de journalisme juridique, mais il ne pourra pas s’y réduire. J’ignore si la version plus doctrinale du blogging est promise à un grand avenir (je le souhaite en tout cas) mais, s’agissant du Canada et suite à la reconnaissance des blogues comme source doctrinale par les tribunaux, il serait prématuré d’en prédire la mort. En réalité, l’avenir du blogging juridique dépend de ce que les juristes feront de cette pratique. Les jeunes professeurs blogueront-ils davantage ? Les étudiants en droit seront-ils encouragés à bloguer ? Les avocats continueront-ils à partager leur expertise et à rendre accessible le droit au plus grand nombre ? Tout cela, il n’est pas possible de le prédire !