La Cour fédérale a récemment rendu une ordonnance obligeant des fournisseurs d’accès Internet (FAI) à empêcher leurs clients d’accéder à des sites pirates d’abonnement donnant accès à des émissions de télévision. Bien que la décision Bell Media Inc. c. GoldTV.Biz, 2019 CF 1432 constitue une première au Canada, la Cour y statue que l’émission d’ordonnances de blocage de site relève clairement de ses pouvoirs d’injonction. Il est à prévoir que des ordonnances similaires seront probablement émises à nouveau pour contrer le piratage en ligne.

Contexte

Plus tôt cet été, la Cour a émis des injonctions provisoire et interlocutoire contre des défendeurs anonymes qui diffusaient illégalement la programmation des demanderesses sur des sites d’abonnement non-autorisés. La violation alléguée s’est poursuivie malgré l’émission de ces injonctions.

Les demanderesses ont ensuite déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance de blocage de site contre onze FAI. Un d’eux, TekSavvy Solutions Inc. (TekSavvy), s’est opposé à la requête. Quatre (chacun affilié à l’une des demanderesses) ont consenti à la requête, tandis que le reste n’ont pas pris de position ou ne se sont prononcés que sur les termes de l’ordonnance de blocage.

Analyse

La Cour a soutenu qu’elle a le pouvoir de rendre des ordonnances de blocage de site, en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, quand cela est juste et équitable dans les circonstances.

Partant du test traditionnel pour l’émission d’une injonction interlocutoire (question sérieuse, préjudice irréparable et prépondérance des inconvénients), la Cour s’est ensuite inspirée de la jurisprudence du Royaume-Uni sur les ordonnances de blocage de site (Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2016] EWCA Civ 658; Cartier International AG v. British Sky Broadcasting plc, [2018] UKSC 28). Ultimement, la Cour a intégré les huit facteurs non-décisifs suivants aux deux derniers volets du test tripartite pour l’émission d’une injonction :

  1. Nécessité (c.-à-d. la mesure dans laquelle l’ordonnance est nécessaire pour protéger les droits des demanderesses);
  2. Efficacité (c.-à-d. si l’ordonnance rendra les activités de contrefaçon plus difficiles et découragera l’accès aux services en cause);
  3. Effet dissuasif (c.-à-d. si des tiers n’utilisant pas présentement les services illicites seraient dissuadés de le faire);
  4. Complexité et coût (c.-à-d. si la complexité et les coûts d’exécution militent en faveur de l’émission de l’ordonnance);
  5. Obstacles au commerce ou à l’utilisation légitime (c.-à-d. si l’ordonnance empêchera indûment à des clients des FAI d’accéder à du contenu licite);
  6. Équité (c.-à-d. si l’ordonnance établit un juste équilibre entre les droits fondamentaux des parties, des tiers et du grand public);
  7. Substitution (c.-à-d. la mesure dans laquelle les sites bloqués peuvent être remplacés ou substitués par d’autres sites contrevenants); et
  8. Mesures de sauvegarde (c.-à-d. si l’ordonnance inclut des mesures de protection contre l’abus).

En appliquant le test tripartite pour l’émission d’une injonction, la Cour a noté qu’il n’y avait pas de controverse concernant la première étape du test (en d’autres mots, il y avait clairement une question sérieuse à trancher).

Bien que la Cour ait souscrit à l’argument de TekSavvy, selon lequel toute perte financière subie par les demanderesses est en principe indemnisable en dommages-intérêts, elle a néanmoins décidé que les demanderesses subiraient un préjudice irréparable. À cet égard, la Cour a fait valoir deux points essentiels. Tout d’abord, elle a souligné que le préjudice s’est produit dans le contexte d’un dossier où il y avait une preuve prima facie solide de violation continue du droit d’auteur des demanderesses par les défendeurs anonymes. En deuxième lieu, la Cour a noté l’absence d’une méthodologie convenue pour évaluer l’impact des services des défendeurs sur le comportement des consommateurs et les conséquences financières connexes pour les demanderesses.

Au dernier volet du test, et en particulier sur la question de l’efficacité des ordonnances de blocage de site, la Cour a favorisé la preuve des demanderesses et a conclu que des mesures de contournement étaient disponibles, mais peu pratiques à mettre en œuvre.

Impact

Cette décision historique suggère que l’obtention d’une ordonnance de blocage de site est un moyen disponible au Canada pour contrer la violation continue des droits de propriété intellectuelle en ligne par des défendeurs anonymes. On peut s’attendre à un perfectionnement de l’approche prônée par la Cour, car TekSavvy en a appelé de la décision. TekSavvy soutient que la Cour est arrivée à la mauvaise conclusion en vertu des lois canadiennes applicables et s’est trop fortement fondée sur les précédents anglais. Une copie de la déclaration d’appel de TekSavvy déposée le 25 novembre 2019 peut être trouvée ici.

Cette décision s’inscrit aussi dans le contexte où le Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes, qui est chargé de mener un examen de la Loi sur le droit d’auteur, a présenté un rapport le 3 juin dernier. Dans son rapport, le Comité a rejeté la proposition de mettre en place un régime administratif permettant d’obliger les FAI à bloquer des sites lorsqu’ils violent des droits d’auteur de manière avérée et manifeste et rappelé qu’il incombe aux tribunaux de décider si un usage donné constitue une violation du droit d’auteur et d’émettre les ordonnances appropriées. Il appartient maintenant au gouvernement de tenir compte ou non de ces recommandations. Nous vous invitons donc à consulter ce blogue fréquemment afin de rester à l’affût des plus récents enjeux entourant la Loi sur le droit d’auteur et les ordonnances de blocage de site.