Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous nommons Morbier, sous un autre nom, sentirait aussi bon.

Dans la lignée de la Juliette de Shakespeare, trois magistrates de la Cour d’appel de Paris ont décidé le 18 novembre dernier que la reproduction de la caractéristique distinctive du Morbier qu’est la raie centrale de couleur sombre alliée à la reprise de l’ensemble des caractéristiques de forme et d’apparence de ce fromage constitue l’évocation de la dénomination protégée « Morbier » et porte donc atteinte à cette AOP.

Cette décision de la Cour d’appel de Paris, dans une affaire qui oppose jurassiens et auvergnats depuis plusieurs années à propos du célèbre fromage Morbier, était très attendue.

Après Shakespeare, laissons-nous bercer par la poésie du cahier des charges annexé au décret n° 2011-441 du 20 avril 2011 relatif à l’AOC « Morbier » :

« Le goût est franc, avec des nuances lactiques, de caramel, de vanille, de fruits. En vieillissant, la palette aromatique s’enrichit de nuances torréfiées, épicées et végétales ».

Quant à la « raie noire centrale horizontale » très caractéristique de ce délicieux fromage, elle « est obtenue exclusivement par enduction manuelle de charbon végétal sur la face d’un des pains de caillé avant pressage. »

A l’origine, le fromage était produit par les fermiers en deux étapes. Un premier caillé était obtenu, on le protégeait en le recouvrant de cendre et quand on posait par-dessus le deuxième caillé, la cendre se retrouvait au milieu. Aujourd’hui, la raie noire est purement décorative puisque cette technique en deux étapes n’est plus en application depuis de nombreuses années ; la raie centrale en charbon végétal (neutre gustativement) ayant néanmoins été conservée comme un signe de reconnaissance.

Une fromagerie auvergnate, la Fromagère du Livradois, avait commencé en 1979 à commercialiser un Morbier avec sa raie noire caractéristique. En 2000 le Morbier devient une AOP réservée aux producteurs du Jura. L’AOP est enregistrée en 2002 avec une période transitoire de 5 ans pour les producteurs qui avaient précédemment utilisé la dénomination Morbier.

A l’issue de cette période transitoire, la fromagerie auvergnate cesse d’utiliser en France l’appellation Morbier mais continue à vendre un fromage Montboissié pourvu d’une raie noire.

Le Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier voit rouge (certains diraient noir) et assigne la fromagerie en 2013. Il est débouté par le TGI de Paris et la cour d’appel confirme en considérant que la règlementation sur les AOP « ne vise pas à protéger l’apparence d’un produit […] mais sa dénomination ». Elle condamne même le Syndicat à payer des dommages-intérêts pour procédure abusive.

Le Syndicat ne se décourage pas et saisit la Cour de cassation qui pose une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne, puisque la réglementation sur les AOP a été harmonisée au niveau de l’UE par les règlements n° 510/2006 et 1151/2012. Le vent tourne alors en faveur des jurassiens, lorsque les juges européens énoncent le 17 décembre 2020 que les règlements n° 510/2006 et 1151/2012 « doivent être interprétés en ce sens qu’ils interdisent la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit est couvert par cette dénomination enregistrée », en précisant qu’il faut se référer au « consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé ».

Quelques mois plus tard, la Cour de cassation en tire les conséquences en cassant l’arrêt de la Cour d’appel de Paris et l’affaire revient devant cette cour pour être rejugée.

Les deux parties produisent des sondages analysant la réaction des consommateurs de différents pays européens devant des photographies des deux fromages et cette fois, la cour considère que « la reproduction de la caractéristique distinctive du Morbier qu’est la raie centrale de couleur sombre, alliée à la reprise de l’ensemble des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine, constitue l’évocation de la dénomination Morbier en ce que le consommateur en présence du fromage Montboissié est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, le fromage d’appellation d’origine Morbier. »

La fromagerie auvergnate est donc condamnée à payer des dommages-intérêts et à cesser de commercialiser ce fromage qui n’aurait jamais pu bénéficier de l’AOP puisque produit en dehors de l’aire géographique définie dans le cahier des charges, à partir de lait pasteurisé (alors que le Morbier est un fromage au lait cru) et dont la raie noire centrale était obtenue en utilisant du polyphénol de raisin pour, selon la fromagerie, se conformer à la législation américaine.


La bataille judiciaire n’est pas forcément terminée mais cette décision est dans la tendance actuelle au renforcement de la protection des AOP, tout comme la décision Chapanillo que nous avions eu l’occasion de commenter.